45.
Quatre heures du matin.
Pourquoi est-ce que, d’un seul coup, il est si souvent quatre heures du matin dans ma vie ? s’interrogea Carroll.
Pendant quelques secondes embrouillées, il fut désorienté : il se sentit comme un homme arraché à sa routine et propulsé dans l’espace, là où les fuseaux horaires se diluent et où les pendules n’ont plus la moindre valeur.
Je suis à Londres, se rappela-t-il.
Mais cela n’avait aucune importance, car la vie à quatre heures du matin était généralement la même partout. C’était une heure dure et blême, une heure où les villes dorment et où seuls les flics et les criminels arpentent les rues, suivant un curieux horaire qui leur est propre depuis la nuit des temps.
Carroll se massa doucement les tempes, chaudes et palpitantes, du bout des doigts. Il se leva et alla jeter un coup d’œil à Caitlin, étendue sur le lit, dans leur chambre du Ritz.
Elle dormait d’un sommeil agité depuis plusieurs heures. Elle déglutit et ses lèvres pâles s’entrouvrirent légèrement. Le petit creux à la base de sa gorge lui donnait un air adorable et vulnérable. Ses jambes étaient soigneusement repliées sous elle.
Cela faisait maintenant vingt heures d’affilée qu’ils étaient en état d’alerte. Ils constituaient l’une des équipes dépêchées de toute urgence à Londres à la suite de l’avertissement transmis de Russie par Margarita Kupchuck.
L’atmosphère, tendue et chaotique, n’était pas sans rappeler celle précédant l’heure butoir de l’attentat de Wall Street, le 4 décembre Et pour cause.
Rien ne s’était passé comme prévu.
Pas le moindre Russe avec cent vingt millions de dollars.
Pas le moindre membre de Green Band avec une cargaison colossale de valeurs et d’actions volées.
— Mais comment ont-ils réussi à entrer en contact avec François Monserrat, bon sang ? Personne ne sait qui est Monserrat. Il n’a pour ainsi dire pas de visage. Ce foutu type est une énigme pour tous les services de renseignements du monde !
Un inspecteur chef du M16, les services secrets britanniques, était assis dans un fauteuil club en cuir en face de Carroll dans la suite du Ritz. Homme grand et blond, au crâne dégarni, Patrick Frazier arborait une très fine moustache et portait des vêtements froissés. Il s’exprimait d’une voix traînante et distinguée, articulant délibérément chacun de ses mots. Frazier était l’un des spécialistes anglais du terrorisme urbain.
Carroll l’écoutait, grimaçant intérieurement.
Trop de café, trop de stress accumulé ; pas suffisamment de sommeil.
Son bras lui faisait toujours un mal de chien, bien qu’il eût remplacé l’écharpe par un gros bandage.
Plusieurs heures plus tard, le téléphone de la chambre sonna. Frazier décrocha le combiné d’un geste brusque et impatient.
— Ah ! Harris. Comment ça va, vieux ? Ouais, on tient le coup. Je crois que oui… C’est pour vous, Carroll. Scotland Yard.
Carroll prit la communication ; à l’autre bout du fil, Perry Hams parlait d’une voix tonitruante. Harris appartenait à la Brigade de répression du banditisme. Carroll avait déjà travaillé à deux reprises avec lui en Europe et il éprouvait pour lui un profond respect.
— Écoutez un peu ce que nous venons de découvrir. Je parie que vous n’allez pas en croire vos oreilles, lui déclara Hams. La situation a pris une tournure surprenante et imprévue. L’IRA… L’IRA vient de nous contacter… Ils veulent vous rencontrer à Belfast. Ils vous veulent vous, expressément. Ils sont également de la partie, maintenant.
— Comment ça ? En quoi les membres de l’IRA sont-ils impliqués dans cette affaire ?
Carroll sentit soudain le sang battre dans ses tempes. Green Band chargeait subitement et s’éclipsait tout aussi promptement. Ils attaquaient, puis ils se volatilisaient de nouveau. Au moment même où vous baissiez la garde, pan ! pile entre les deux yeux.
Allez donc faire un tour en Floride, monsieur Carroll…
Allez donc rendre visite à Michel Chevron…
Et maintenant, les membres de l’IRA provisoire !
— Ils sont entrés en possession de titres américains. À en croire ces types, il y en aurait pour plus d’un milliard de dollars en obligations… Ils nous ont communiqué la liste des noms et des numéros de série afin que nous les fassions vérifier à New York. Ça correspond.
— Attendez une minute. (Carroll se tenait droit comme un piquet dans son fauteuil.) L’IRA a racheté les valeurs volées ?
— Il semblerait. Ils détiennent incontestablement des valeurs volées.
— Mais comment ?
— Qui sait ? Ils en disent le moins possible, évidemment.
— Les fils de putes ! Très bien, d’accord. Nous vous contacterons dès que nous nous serons organisés. On vous rappelle, Perry.
Carroll raccrocha violemment le combiné. Il promena un regard furieux sur la pièce, sur Frazier et Caitlin, qui venait de les rejoindre.
— J’ignore de quelle façon mais l’IRA est maintenant impliquée dans cette histoire… Il semblerait qu’ils veuillent négocier pour nous revendre des actions. Ils en possèdent pour plus d’un milliard de dollars. Ils savent que nous nous trouvons à Londres. Comment peuvent-ils le savoir ?